MÉMOIRE DE BEVERLEY SMITH

Les ministères des Finances étudient les statistiques sur la main-d’œuvre, le produit intérieur brut, la productivité, les taux d’emploi, les tendances du marché et les statistiques sur les investissements. La Loi de l’impôt sur le revenu a pour but de mettre sur pied un système fiscal équitable qui pousse les citoyens à adopter tel ou tel comportement et qui lance des incitatifs stimulant l’économie.

Or, malgré tout cela, il y a quelque chose qui manque.

Les gens n’obéissent pas qu’à leurs intérêts personnels. Si c’était le cas, nous aurions des tableaux très clairs. Cependant, il existe un autre facteur motivant leur conduite, un facteur que la raison ne connaît pas. Sont‑ils devenus fous? Absolument pas! Faut‑il les calmer et leur dire quoi faire? Non, pas vraiment. L’autre force qui influe sur la plupart de leurs actions n’est pas l’argent, mais un élan vers quelque chose de plus intangible qui ne se mesure pas. Quelque chose qui ne figure pas dans les tableaux. Cela explique pourquoi les prédictions des comportements des gens ne sont pas tout à fait exactes, pourquoi les tendances ne sauraient être mesurées par les comptables. Il manque un facteur qui joue un rôle crucial dans la discussion, ce que la science appellerait une variable essentielle de l’expérience.

Si ce facteur était la consommation d’un médicament, nous nous en rendrions compte. Si c’était la consommation d’un produit coûteux, nous nous en rendrions compte. Il se peut même que nous essaierions de canaliser son énergie après avoir constaté l’effet remarquable qu’il a sur la conduite des gens. Si c’est une force qui stimule l’économie et qui est si irrésistible que la raison capitule devant elle, nous aimerions la saisir, voire l’imposer aux contribuables de ce pays. Et pourtant, nous prétendons depuis des décennies que son rôle est nul dans l’économie. Les yeux rivés sur nos graphiques, nous avons refusé de lever le nez et de l’apercevoir.

Cette force est une émotion. Lorsque quelqu’un a perdu un être cher, nous voyons bien qu’il est accablé de douleur, qu’il n’arrive pas à travailler, qu’il n’arrive pas à manger, qu’il n’arrive pas à penser. Nous voyons cette force à l’œuvre quand un athlète célèbre perd tous ses moyens lorsqu’il éprouve des problèmes conjugaux ou quand des enfants élevés sans amour s’enfuient du domicile familial, s’adonnent à la drogue ou à la boisson et deviennent membres d’un gang. Et pourtant, les économistes ne sont bons qu’à compter les résultats, pas les causes, qu’à diagnostiquer les symptômes, et non le mal lui‑même.

C’est ainsi que nous nous contentons de béquer bobo sur des maux profonds, que nous promulguons des lois contre l’abus de drogues et d’alcool, que nous inventons des châtiments plus sévères pour les criminels. Nous adoptons des politiques pleines de bonnes intentions ayant pour but de réduire, peut-être, la pauvreté et le chômage, croyant naïvement que ces piètres mesures résoudront tous nos problèmes. Or, ce n’est pas le cas.

Les économistes définissent la pauvreté comme un manque d’argent, mais il existe aussi une autre pauvreté : l’impression de ne compter pour personne. Les autorités définissent les mauvais traitements comme des gestes qui causent des blessures visibles qu’on peut photographier. Elles ont tendance à oublier la négligence et le manque d’attention.

Bien que la poésie l’ait chanté sur tous les tons, le dilemme entre raison et passion a rarement été discuté dans les politiques publiques. Rien de surprenant à cela. C’est un concept si vague, si sentimental. La bureaucratie évite de parler de ce genre de choses et préfère les colonnes de chiffres.

La plupart des pays occidentaux sont en train de subir une grave crise économique et les États‑Unis, pourtant l’une des principales puissances de la planète, croulent sous la dette. Que s’est‑il donc passé?

Selon moi, nous avons tous oublié la même chose et nous avons été obnubilés par la circulation des biens et capitaux dont dépend la prospérité de notre société. C’est cet autre facteur que nous avons oublié. Nous avons investi les avoirs des contribuables – leurs régimes de pension, leurs hypothèques – dans ce grand casino qu’est la bourse et nous avons transformé nos concitoyens en joueurs. Pour protéger un système qui nous promettait le pactole, nous avons déclaré la guerre à d’autres pays afin que les autres aient le même niveau de vie que nous. Nous sommes devenus obèses à force de nous contenter de prêt-à-manger, nous n’avons plus le temps de nous faire à manger, nous sommes trop pressés pour nous arrêter. Et, maintenant, nous n’avons plus de temps pour penser.

Nous avons créé des plans économiques tellement mal conçus que l’État ne comptait que nos gains. Nous n’existions à ses yeux que si nous étions des salariés, sinon nous étions invisibles. Lorsque les factures se sont accumulées, il nous a dit de travailler plus fort et de prendre notre retraite plus tard, voire de prendre seulement une semi-retraite. Toute heure consacrée à autre chose que de gagner de l’argent était considérée comme une perte de temps.

Voilà ce qu’il nous en coûte d’oublier cet autre facteur. Tant de gens ont souffert de burnouts et sont retournés au travail bourrés d’anxiolytiques et d’antidépresseurs. Nous avons accablé la population de ce fardeau. Les employeurs et les gouvernements ont loué les employés et citoyens pour leurs longues heures de travail, leur ont accordé des réductions d’impôt et des promotions. Même si leur emploi était mal rémunéré, ce n’était pas grave; ils étaient encore heureux d’avoir un emploi. Le gouvernement était même prêt à s’endetter pour payer les frais de garderie des femmes pour qu’elles puissent travailler même si, dans plusieurs cas, leur salaire était inférieur au coût pour l’État des frais de garde d’enfants. Le but, c’était qu’elles continuent à faire de l’argent.

De plus, étant donné que les enfants souffraient eux aussi d’anxiété et de dépression, les médecins diagnostiquaient chez eux des troubles de l’attachement causés par le fait qu’ils n’avaient pas pu s’attacher à un adulte. Malgré cela, nous avons continué à porter nos œillères et les médecins ont baptisé les troubles d’impressionnants noms latins et les compagnies pharmaceutiques ont fabriqué plus de médicaments. Nous avons aidé les sans-emploi à rejoindre les troupes des salariés même si cela nous a coûté les yeux de la tête, car nous nous refusions à voir les autres possibilités qui s’offraient à nous.

C’était là notre erreur. Les gens se sont sentis bouleversés et se sont mis à devenir moins productifs maintenant qu’ils devaient passer tout leur temps au bureau. On s’est mis à parler de la conciliation travail-vie familiale comme si les deux s’opposaient l’un à l’autre et qu’il fallait éliminer l’un des deux. Il était clair que l’État voulait que ce soit le travail qui gagne.

L’État ne tenait pas compte de la nature humaine et des symptômes du malaise qui se manifestait dans les statistiques médicales, dans la crise que vivait les jeunes et dans les pages de notre littérature, et ce, depuis des siècles. Le facteur qui n’ose dire son nom est l’autre important facteur motivant le comportement humain, soit l’amour.

Faut-il en rire? Il est ridicule d’en discuter et il semble que le sujet n’ait rien avec voir avec l’économique. Et pourtant, c’est lui qui est derrière les décisions que nous prenons au sujet de notre carrière, de notre maison, de notre famille, de nos achats, de notre santé, de notre retraite. « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point », comme l’a si bien dit Pascal au xviie siècle. Quand comprendrons-nous enfin la véracité de cette maxime?

Si vous étudiez, même superficiellement, ce phénomène, vous découvrirez des faits étonnants. Ce facteur dont nous avons oublié de tenir compte peut transformer notre existence. Beaucoup d’écrivains sont allés jusqu’à déclarer qu’il s’agit de la chose le plus importante dans notre vie, bien plus importante que notre carrière, l’argent, voire la santé.

L’amour rend les gens meilleurs. Il les fait sortir de leur coquille et les rend intéressés au bien‑être d’autrui, ce qui renforce le tissu social.

Il les rend heureux et, partant, plus généreux, ce qui est bon pour la communauté.

Il leur permet de croire en un avenir meilleur. Il les aide à croire qu’ils peuvent améliorer les choses. Ils veulent y croire parce que maintenant il y a quelqu’un d’autre dont ils peuvent s’occuper, quelqu’un à aimer. L’amour est un donc un facteur primordial qui est au cœur de l’activisme socio-politique.

Il aide les gens à se sentir mieux dans leur peau. Il leur confère de la force, il atténue leurs souffrances, il leur permet de surmonter les difficultés et il les ennoblit. Il réduit ainsi les coûts entraînés par les soins médicaux prodigués aux dépressifs et les pertes de temps causées par l’absence du travail pour cause de dépression. Il favorise la créativité, la joie de vivre qu’on ressent en écrivant de la musique ou en produisant une œuvre d’art. Il permet de célébrer la beauté de la nature et donne aux gens le goût de préserver les parcs et la pureté de l’air et de l’eau, et de rendre les usines plus sûres.

Nous aimerions tous canaliser l’énergie de ce phénomène et en faire sentir la puissance à chaque votant, à chaque contribuable et à chaque futur contribuable, car il fait tant de bien dans le monde. Et pourtant, il est insaisissable et survient quand on ne s’y attend pas. C’est une énigme. Malgré cela, les gens en rêvent, le désirent, font des milles et des milles pour l’obtenir, choisissent leur carrière en fonction de lui ou renoncent à leur carrière pour se consacrer à sa recherche.

Ce phénomène s’appelle l’amour.

Une société équitable, un gouvernement plein de sagesse et un ministère des Finances prudent doivent en tenir compte et respecter le rôle essentiel qu’il joue, qu’ils comprennent bien son influence ou non. Des politiques fiscale et sociale équitables doivent en tenir compte et même l’encourager. Un État qui trouverait des sources d’amour doit tout faire en son pouvoir pour favoriser son développement.

Lorsque deux personnes veulent vivre ensemble, investir dans leur avenir commun, l’État doit adapter sa fiscalité pour qu’elles respectent leur foi l’une envers l’autre. Par exemple, il leur donnerait l’option de partager leur revenu par respect pour leurs choix personnels. Il leur accorderait des protections légales pour protéger leur amour mutuel, des droits de propriété, des droits successoraux, un accès à leurs enfants et des droits de visite à l’hôpital. Il reconnaîtrait légalement l’amour qu’elles éprouvent l’une pour l’autre, afin qu’elles puissent profiter du soutien ferme que seul procure l’amour.

Bien qu’un gouvernement équitable ne puisse créer de l’amour, il peut toutefois le semer à tout vent pour qu’il puisse croître. Il respecterait ceux qui veulent s’aimer et procréer, ceux qui ont le courage de s’engager à élever des enfants pendant 20 ans, quoi qu’il arrive, et de les aimer et de les aider. Il reconnaîtrait que les parents qui prennent cette décision ont besoin de temps pour mieux se connaître l’un l’autre et laisser grandir leur amour. Il créerait une prime à la naissance, une subvention accordée pour tous les enfants de moins de 18 ans et le choix, si possible, de prendre soin l’un de l’autre pour tous ceux qui s’aiment.

Il créerait un environnement fiscal propice : un financement pour l’enfant adapté à ses besoins, de telle sorte que sa famille peut prendre les arrangements qu’il faut pour l’enfant. Il ne préférait pas (et ne financerait certainement pas en priorité) les soins prodigués par des gens qui n’éprouvent pas cet amour, par un défilé sans fin de purs étrangers.

Il financerait les soins de santé des citoyens de telle sorte que, partout où cela est possible, ces derniers prendraient soin les uns des autres, il accorderait des réductions d’impôt aux dispensateurs de soins et il donnerait aux aînés des prestations adaptées à leur situation.

Il aiderait les personnes en crise, il serait la première ressource de ceux qui s’aiment. Au lieu d’enlever les enfants aux familles pauvres ou en crise, il collaborerait avec les familles et, dans la mesure du possible, les aiderait à redevenir fonctionnelles. La priorité serait de se concentrer sur ceux qui aiment.

Lorsque des adolescents s’enfuient du domicile famial, lorsque des gangs se forment, lorsque des jeunes deviennent toxicomanes, la première réaction de l’État devait être de retrouver le milieu où le délinquant se sentait aimé et de tenter de lui redonner l’estime de soi qu'il a perdue.

Ces idées ne sont pas les idées que nous propose l’économie traditionnelle, mais l’économie traditionnelle nous a laissé tomber. Elle a fermé les yeux sur une caractéristique fondamentale de la nature humaine, soit que seul l’amour peut nous rendre heureux.

Si, toutefois, le gouvernement élimine délibérément l’amour, néglige le lien qui existe sans doute entre les personnes qui s’aiment et confie les enfants à des étrangers, soustrait les adolescents en difficulté à leur cercle d’aînés et de personnes aimantes, il n’adopte pas ainsi une attitude neutre mais au contraire une attitude carrément nocive.

Les deuils et le refus d’aimer ont également le pouvoir de faire beaucoup de mal. Les personnes qui ne sont pas entourées de gens qu’elles aiment deviennent de mauvais citoyens, deviennent autodestructrices, voire violentes, et n’arrivent pas à exploiter leur propre potentiel à sa juste valeur. Les personnes âgées se morfondent dans des foyers. Les adolescents sans abri se sentent abandonnés.

Nous ne pouvons pas nous vanter à toute la planète que notre économie est la meilleure et la plus productive, que notre croissance est la plus rapide et notre dette la plus basse si nous oublions le revers de la médaille et nous ne faisons rien pour régler nos problèmes. Nous sommes des hypocrites.

Nous devons tenir compte de l’amour dans nos politiques économiques. Et cet amour doit s’épandre sur tous et non seulement sur ceux qui en manquent.

Voici des maximes qu’ont rédigées des auteurs vivants ou décédés et qui portent sur la puissance de l’amour sur le tissu même de notre économie.